Lettre à Eric Zemmour (#2)

par malettreouverte

Monsieur Zemmour,

C’est la deuxième fois semble-t-il qu’un anonyme décide de vous écrire ici, en espérant que vous le lisiez. Bien évidemment, c’est autour de la sortie de votre livre que je souhaite m’adresser à vous. Je dis «autour», car ce n’est pas seulement le texte qui nous concerne, mais l’événement de sa parution – l’ensemble des discours qui ont été tenus publiquement, dans les journaux, à la télévision et à la radio, par vous comme par les journalistes qui s’y sont opposés. Le livre additionné à l’ensemble de ces propos publics forme un tout, un discours global dont la portée nous échappe sans doute, mais dont je voudrais néanmoins partager ici, avec vous, certains aspects.

J’aimerais commencer par ce que vous avez dit du sitcom français Hélène et les Garçons. Je vous reconnais le mérite d’avoir cherché à analyser la responsabilité des organes médiatiques sur la construction des idéologies, et par conséquent, sur la formation des individus. Vous pointez là une réalité trop souvent tue. Bien entendu, la télévision, le cinéma, les divertissements influencent profondément les esprits qui les consomment. Malgré cela, je vous avoue que les conclusions que vous tirez de vos prémices me semblent bien simplistes, pour ne pas dire fausses. Mais ce qui me surprend davantage, c’est que si vous mesurez si bien la puissance de l’impact des media sur la constitution des esprits, vous semblez ignorer votre propres responsabilités dans ce jeu là. Vous vous présentez si souvent comme l’esprit rebelle qui révélerait les vérités que le monde veut maintenir cachées, comme le paria des médias. Mais enfin, il faut bien reconnaître ici le paradoxe : vous faites partie des forces d’influence. Ne s’agirait-il pas, désormais, d’appliquer votre grille de lecture à votre propre cas ?

La deuxième chose qui me vient à l’esprit, maintenant que je vous écris, c’est mon agacement pour les discours qu’on vous a opposés, sur les plateaux télévisuels, mais aussi dans les journaux. On ne cesse de brandir la morale comme étendard en espérant ainsi vous terrasser. Mais c’est ridicule, bien entendu. Je ne vais pas vous opposer la bonne vieille morale bien pensante – ce serait une énorme erreur puisque vous l’avez bien vu, cette opposition vous permet de gagner tous vos débats !  Ils vous attaquent sur ce terrain et vous remportez haut la main la situation en répondant du point de vue du politique. Ceux qui s’adressent à vous passent pour des moralisateurs, parfois même des hystériques (et en effet, ils gardent rarement leur calme), les fanatiques d’une idéologie, quand de l’autre côté, votre analyse semble, aux yeux des téléspectateurs, reposer sur des faits, des analyses, et un parti pris politique rationnel. Comment n’ont-ils pas vu que les dés étaient pipés d’entrée de jeu  ? On ne gagne pas contre quelqu’un sur son terrain et avec ses règles.

Certains ont été plus malins et vous ont opposé des faits. Parfois de manière très pertinente d’ailleurs. Je pense à M. Sébastien Lafarge (qui découvre par exemple qu’il n’y a pas 7 millions d’étrangers de moins de 4 ans en France puisqu’il n’y a que 3,2 millions d’individus de moins de 4 ans) ; je pense évidemment à M. Paxton qui a mis au jour les confusions d’archives sur lesquelles reposent vos conclusions. Je n’en parlerai pas, car cela n’affaiblit pas du tout votre position. On n’a jamais convaincu personne en démontrant que les propos de l’agitateur des foules reposaient sur des imprécisions. Le mal est fait, le vers est déjà dans le fruit. Peu importe au fond, que vous mentiez ou que vous fassiez preuve de négligence professionnelle, ce qu’il faut reconnaître, c’est que la France, telle que vous la décrivez, elle ressemble à celle que des Français perçoivent ou imaginent. Personne n’évalue sa vie en fonction de statistiques. Mais si l’on peut croire que les chiffres vont dans le même sens que le ressenti, alors on saute le pas : on fait de notre sentiment une vérité. Et c’est ce que vous avez offert aux Français. Ce petit moyen, pas donné, mais pas si cher, pour transformer des peurs intimes et personnelles en vérités objectives. M. Dupont a peur des Français issus de l’immigration qui viennent s’installer dans son quartier ? Pas de panique, M. Zemmour arrive pour lui faire croire qu’ils témoignent d’un dangereux accroissement du nombre d’étrangers en France. M. Dupont est rassuré, il a désormais «raison» de vouloir que ces «Français-là» s’en aillent. Ce qu’il vivait dans son intimité, il peut maintenant l’affirmer publiquement et en faire un discours politique. Il peut le revendiquer et voter pour un parti qui reconnaît sa «souffrance». Et puis vous connaissez ce fameux phénomène psychologique : quand on a quelque chose en tête, tout nous y fait penser. Votre tour de passe-passe marche à merveille : plus vous parlez des étrangers, plus les gens qui vous entendent les remarquent. Et logiquement en viennent à se dire « il doit avoir raison monsieur Zemmour, depuis que j’ai lu son livre je vois des étrangers partout, des homosexuels partout ». Vous opposer des « faits », ça serait le réflexe de «la bien pensance de gauche», je l’ai bien compris. Mais alors parlons d’idéologie, puisque c’est ce qui vous préoccupe tant.

Et comment les médias parviennent-ils à façonner des idéologies sinon, comme vous le faites vous-mêmes, en décrivant une réalité partielle, en sélectionnant une série d’éléments sur lesquels on se concentre et qui donnent une vision bien particulière du monde dans lequel nous vivons ? Cela revient à créer des prismes. Cela revient à proposer aux gens des axes pour interpréter le réel. Mais une fois que cela est reconnu (et vous ne pouvez pas le nier, c’est ce que vous dites d’Hélène et les Garçons), la question qui se pose évidemment, est la suivante : quel est votre rôle, à vous ? Quelle est votre fonction idéologique ?

On remarque que vous êtes du côté des puissants. Il suffit de noter le nombre d’émissions qui vous ont invité. Mais plus insidieux encore, comme la structure de celles-ci est précisément faite à votre avantage. Vous êtes fait du même bois. Ces émissions ont produit le genre de chroniqueur/journaliste que vous êtes. Il n’existe plus d’émission télévisuelle où l’on prend le temps de débattre. Même à Ce Soir Ou Jamais qui propose probablement l’espace de discussion le plus libre et le plus ouvert, aucun invité ne peut prendre la parole plus de 2 ou 3 minutes sans être interrompu. Le format des émissions qui vous accueillent (ou pour lesquelles vous travailliez) prônent plus souvent des réponses de moins d’une minute. Dans ce cadre là, ce sont les « phrases chocs », les slogans qui marchent le mieux. Le discours le plus efficace est le plus simple (pour ne pas dire simpliste), le plus réducteur, le plus manichéen. Car c’est aussi celui que l’on retiendra le plus facilement. Ce qui est retenu de votre discours (que l’on s’y accorde ou s’y oppose), on l’a bien vu, c’est : de la misogynie, de l’homophobie, de l’islamophobie et une forme de conservatisme. Un rejet de la culture post-68 et des dérives néo-libérales. Alors oui, grâce à vous, quand vient la gaypride, certains se sentent menacés et craignent même la disparition de l’espèce. On crie la perte des valeurs…On sélectionne les éléments du réel qui nous environnent et qui nous semblent les plus pertinents puisque des gens importants (« vu à la télé ! ») en parlent. L’accroissement du nombre de publicités a obligé les producteurs à faire des émissions de plus en plus tronquées et au sein desquelles plus aucun discours n’a le temps d’être développé. Est arrivée ensuite l’heure des émissions promotionnelles où sont invités les écrivains (de grands éditeurs), les musiciens (signés sur les majors), les comédiens (des films à succès), etc. Dans ce nouveau monde télévisuel, il fallait des journalistes provocateurs, rapides, réducteurs, dont le contenu du propos puisse être vite assimilé. Il fallait des discours de plus en plus simples. Pour interviewer des écrivains superficiels, il fallait des journalistes superficiels. La nature a horreur du vide : ce besoin a vite été comblé, par vous, par M. Naulleau, par d’autres, bien entendu. Votre métier consistait à lire l’autobiographie de Laurence Boccolini et lui dire que c’était «très mal écrit». Vous rendez-vous compte ? Voilà ce qu’était votre fonction journalistique ! Repérer les fautes de style dans l’autobiographie d’une animatrice de télévision. Êtes-vous en mesure de statuer sur le « suicide français » alors que vous y participez si activement ? Êtes-vous en mesure d’évaluer la décadence française quand vous travaillez au cœur  de ce qui la provoque ?

Alors voilà que le serpent se mord la queue : après avoir participé dans une position de force très privilégiée au modelage de l’opinion des Français, M. Zemmour s’étonne et se félicite que les gens pensent comme lui et achètent son livre. Il s’indigne qu’on puisse s’opposer à lui, puisque bien évidemment, il ne fait que décrire la réalité ! Mais ce n’est pas LA réalité, c’est une interprétation de la réalité que vous avez eu le loisir de développer et de diffuser, chaque samedi  soir pendant quelques années. Naturellement, pour bon nombre de gens, votre réalité est devenue leur réalité. Leur manière de voir la société française.

La question qui se pose désormais, c’est de savoir jusqu’à quand les chaînes, les producteurs, les animateurs continueront de participer à la promotion de ce genre d’idéologie ? Quand reconnaîtront-ils leur responsabilité ? Quant à vous, monsieur Zemmour, il est bien évident que vous n’êtes pas le héros pourfendeur que l’on attendait. Vous n’êtes que l’énième rouage de cette puissance productrice de discours par les médias. Un rouage parmi d’autres dans la construction d’un même discours réducteur et simpliste. Vous participez à cette grande vague dont vous n’êtes que l’écume. Il est presque drôle de vous entendre revendiquer le rôle du marginal. Que la pensée dominante serait le « politiquement correct » quand vous, vous feriez dissonance ! C’est presque drôle tellement ce n’est pas vrai : avez-vous oublié toutes les couvertures du Point, de l’Express ou du Nouvel Obs sur l’Islam ces dernières années ? Le traitement de l’affaire Merah ? Avez-vous vraiment l’impression de dissoner ? Avez-vous l’impression que ces trois journaux n’ont cessé de prôner l’anti-racisme et la solidarité ? Que le Figaro était majoritairement pro « mariage pour tous » ? Soyons sérieux. Ce serait drôle si ce n’allait pas avec de graves conséquences. Si vous aviez pris cinq minutes pour appliquer votre analyse d’Hélène et les Garçons à On n’est pas couché vous auriez évité de passer pour un benêt. J’ai lu quelque part sur internet : «If you are the smartest person in the room, you are in the wrong room». Je crois que si vous appliquiez cette idée, cela vous ferait beaucoup de bien. Cessez de vous entourer de gens encore plus bêtes que vous, la complaisance étouffe votre cerveau. Ah oui, dans le même ordre d’idée : «à la satisfaction d’un esprit, on reconnaît l’étendue de sa perte»…

Cordialement,

Ph. & P.

Tous droits réservés – Ma Lettre Ouverte –

ISSN  2275-3044